Canot de migrants crevé par les gendarmes dans la Manche : la gestion française en question

Une vidéo de la BBC a montré, vendredi, des gendarmes lacérant au couteau un canot pneumatique chargé de migrants. Cette vidéo questionne la "doctrine" française en matière de gestion des migrants dans la Manche, un sujet au cœur du sommet franco-britannique qui s’ouvre mardi.
Des gendarmes avec de l'eau jusqu’aux genoux qui lacèrent un canot pneumatique, avec des dizaines de migrants à son bord, sur le point de partir vers le Royaume-Uni. Voilà le contenu de la vidéo filmée dans le nord de la France qui fait des vagues depuis quelques jours, captée à proximité d’une plage du Pas-de-Calais par la BBC, le 4 juillet.
Dans la foulée, et à quelques jours du sommet franco-britannique à ce sujet prévu du 8 au 10 juillet, Londres a salué l'intervention française. "Nous saluons l'action des forces de l'ordre françaises pour intervenir dans les eaux peu profondes, et ce que vous avez vu ces dernières semaines est un durcissement de leur approche", a déclaré un porte-parole du Premier ministre britannique Keir Starmer. "Nous voyons de nouvelles tactiques utilisées pour perturber ces bateaux avant qu'ils n'entament pas leur voyage."
Les autorités françaises ont, quant à elle, mis en avant le "danger immédiat" que couraient les passagers de l’embarcation. La préfecture des Hauts-de-France a expliqué que le bateau-taxi transportait déjà 30 personnes "lorsqu'une cinquantaine de migrants [hommes, femmes et enfants] s'est présentée sur la plage" de Saint-Étienne-au-Mont. "Les personnes situées à l'eau à l'arrière du 'small boat' couraient un danger immédiat" qui a conduit les gendarmes à intervenir, selon la préfecture.
Bruno Retailleau, le ministère français de l’Intérieur a, lui, déclaré le 5 juillet "faire pleinement confiance au préfet et aux forces de sécurité intérieure". Et de poursuivre : "Les gendarmes sont intervenus pour porter secours à un bateau en détresse. [...] Les gendarmes, avec de l’eau jusqu’aux genoux, sont intervenus pour sauver les personnes en péril, tirer le bateau jusqu’à la plage et le neutraliser."
Violation du droit international humanitaire
À l’inverse, des associations qui viennent en aide aux migrants dans la région ont été indignées par cette intervention des forces de l’ordre. Dany Patoux, présidente fondatrice de l’association Osmose 62, a déploré auprès de Franceinfo une "pratique inhumaine", quand Utopia 56 a réagi sur X, rejetant la version des autorités : "Ces gendarmes ne sauvent pas des vies, ils les mettent en danger."
Par ailleurs, l’intervention des forces de l’ordre vendredi pose une question de légalité. Pour Marie-Laure Basilien-Gainche, professeure de droit public à l’Université Jean Moulin-Lyon 3 et membre de l’Institut Convergences Migrations, les conventions internationales qui portent la recherche et le sauvetage en mer en cas de détresse pourraient être convoquées : "Quand il y a détresse d'un bateau en mer, il y a obligation pour l'État du pavillon ou pour l'État côtier d'intervenir pour assurer le sauvetage des personnes en détresse en mer, quelle que soit leur nationalité ou leur statut."
Mais en l’espèce, "il est difficile de considérer qu’il y a détresse en mer puisque les migrants n’ont pas lancé d’appel et demandé secours", poursuit-elle. "Le fait que les migrants avaient de l’eau jusqu’aux genoux conduit à penser que loin d’être une opération de sauvetage en mer, l’intervention des gendarmes constituait une interception."
Cependant, le fait d’avoir empêché des migrants de quitter le territoire français peut s’apparenter à une violation du droit international, selon Marie-Laure Basilien-Gainche : "Le droit international humanitaire nous dit que tout individu a le droit de quitter tout pays, y compris le sien. Empêcher les réfugiés, les exilés de partir du territoire français pour se rendre vers le territoire britannique – puisque c'est ça l'objectif – vient donc violer ce droit."
Par ailleurs, l’intervention des forces de l’ordre vendredi semble perçue par plusieurs acteurs comme l’illustration d’un changement de doctrine de Paris concernant le traitement réservé aux migrants dans le nord de la France.
Comme l’a relevé Le Monde, Bruno Retailleau avait plaidé en ce sens le 27 février, lors d’une conférence de presse au Touquet (Pas-de-Calais) en présence de son homologue britannique Yvette Cooper. Parlant d’un "changement de doctrine d’intervention", le locataire de la place Beauvau a aussi évoqué la possibilité d’"arraisonner" les "taxi-boats". C’est aussi à cette occasion que Londres et Paris ont prolongé jusqu’en 2027 le traité de Sandhurst – qui permet de cofinancer les moyens français destinés à empêcher les traversées clandestines meurtrières de la Manche.
"Pas un changement de paradigme" de la France
Paris serait maintenant prêt à envisager de modifier les interventions de ses policiers et gendarmes en mer afin de pouvoir intercepter les bateaux de migrants jusqu'à 300 mètres des côtes. Ce changement de braquet semble notamment s’expliquer par la pression par le gouvernement de Keir Starmer, qui a promis de lutter contre l'immigration illégale et qui fait face à la montée du parti anti-immigration Reform UK.
Le 1er juillet, Londres a annoncé que plus de 20 000 migrants ont atteint le Royaume-Uni en traversant la Manche depuis le début de l’année. Soit une augmentation de 48 % par rapport à 2024 (13 489 traversées en six mois) et de 75 % par rapport à 2023 (11 433), un record depuis que le nombre de traversées a commencé à être enregistré, en 2018.
Le recours à la crevaison des bateaux en mer serait-il une réponse à cette augmentation de l’immigration dans la Manche ? "Que les forces de l’ordre détériorent les embarcations de migrants se destinant à naviguer vers les côtes britanniques ne correspond pas à un changement de paradigme", tempère Marie-Laure Basilien-Gainche.
Pour la spécialiste de l’immigration, la France n’a finalement pas attendu de recourir aux crevaisons des bateaux en mer : "Depuis les accords du Touquet [accord fondateur sur la question migratoire signé entre les deux pays en 2004, NDLR], les dispositifs mis en place à Calais ou dans l’Eurostar empêchent les migrants de franchir la frontière britannique qui s’est imposée sur le sol français, de quitter le territoire français pour se rendre sur les terres britanniques", conclut-elle.
France 24, Via la Voix de l'Humanité
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